Pesticides : le triste avènement d’une crise annoncée
L’actualité politique des mois de juin et juillet, centrée sur la réforme des soins de santé, a occulté une série de débats intéressants au Parlement wallon sur les pesticides. Médecins, chercheurs et associations y ont dressé un constat unanime : l’exposition de la population à ces substances est massive, documentée, mais encore largement sous-estimée par les politiques publiques.

La dépendance aux intrants chimiques plonge ses racines dans l’histoire. Dès l’Antiquité, des substances minérales comme le soufre, l’arsenic ou le mercure ont été utilisées pour protéger les cultures. On en retrouve encore aujourd’hui des traces persistantes dans les sols. Mais c’est surtout l’après-guerre qui façonne notre modèle agricole actuel. « L’Europe, qui était en état de famine en 1945, s’est retrouvée en état de surproduction en 1980 – cela a été vite –, sur base de l’importation d’un modèle essentiellement porté par les États-Unis », rappelle Philippe Baret, professeur en agroécologie à l’UCLouvain.
Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, la production agricole mondiale a plus que triplé entre 1960 et 2000, sous l’effet conjugué de la mécanisation, des engrais et des pesticides. Mais ce modèle productiviste, bâti sur l’intensification, pèse aujourd’hui lourdement sur la santé humaine et les écosystèmes.
Santé publique : un risque généralisé et sous-évalué
Parlons d’abord santé. Le Pr Grégoire Wieërs, directeur du département de médecine de l’Université de Namur, détaille les effets potentiels de plusieurs familles de pesticides sur la santé : perturbation endocrinienne à très faibles doses, altérations neurologiques, atteintes du microbiote, cancérogénicité, résistance microbienne.
Des pathologies nouvelles émergent. Le Pr Wieërs évoque notamment le cas du champignon Candida auris, résistant à plusieurs classes d’antifongiques utilisés en agriculture. « Il a déjà été responsable de 16 infections en Belgique et de 1.800 cas en Europe entre 2013 et 2021. » Il souligne le lien direct entre pratiques phytosanitaires, mutations pathogènes et risques hospitaliers. « De l’ordre de 50 % de la présentation des maladies va changer à cause de changements environnementaux au sens large », prévient le Pr Wieërs, citant Nature.
Face à ces nouvelles pathologies, les médecins ne sont pas bien armés. Le Dr John Pauluis, membre de la cellule environnement de la SSMG, décrit une situation de vulnérabilité systémique. « Nous sommes mis dans une situation difficile […] Les médecins ne sont pas formés et n’ont pas été avertis. » Et d’ajouter « Nous sommes mal outillés. »
Effectivement, les outils de veille sanitaire sont défaillants. Le Dr Sébastien Cleeren, également membre de la cellule environnement de la SSMG, déplore l’inaccessibilité des données épidémiologiques : « On n’a pas accès aux chiffres du registre du cancer. On ne peut donc pas, par exemple, comparer l’exposition à certaines pathologies. »
« De l’ordre de 50 % de la présentation des maladies va changer à cause de changements environnementaux au sens large », prévient le Pr Wieërs.
Le Dr Cleeren va même plus loin et dénonce une volonté politique de dissimulation. « Il faut être lucide et voir les choses en face : dans ce genre de sujets, on nage dans des conflits d’intérêts et de la corruption. Appelons un chat un chat. Par exemple, l’année passée, la cellule environnement de la SSMG a eu un contrat avec le SPF Santé publique pour travailler sur le contenu de la campagne nationale sur les perturbateurs endocriniens. On disait que les pesticides étaient une source importante de perturbateurs endocriniens et l’on s’est fait museler. On nous a dit : ‘Non, vous n’avez pas le droit de dire cela’. On a cassé le contrat. On ne peut pas se permettre, légalement, de mentir, même par omission. » Ce cas illustre les tensions persistantes entre impératifs de santé publique et intérêts économiques ou politiques.
Un impact environnemental massif et persistant
L’impact des pesticides ne se limite pas à la santé humaine. En Wallonie, 12 des 34 masses d’eau souterraines sont en mauvais état en raison de concentrations dépassant les normes de potabilité, souvent dues à l’atrazine, un herbicide pourtant interdit depuis 2005. Même les eaux embouteillées révèlent des traces de PFAS.
L’air n’est pas épargné. Des campagnes de biomonitoring ont mis en évidence la présence quasi systématique de pesticides dans l’atmosphère, y compris de molécules bannies depuis des décennies comme le DDT . Cette contamination diffuse touche les zones agricoles comme résidentielles, confirmant que les riverains sont exposés malgré eux.
La biodiversité paie aussi un lourd tribut. Par exemple, selon le Farmland Bird Index, le nombre d’oiseaux liés au milieu agricole a reculé de plus de 60 % en 35 ans. Gaëtan Seny, chargé de mission chez Natagora, cite une étude récente sur les effets du tébuconazole, un fongicide de plus en plus utilisé chez nous. Ce produit, censé cibler certains champignons, affecte en réalité la reproduction des moineaux. « Je ne suis pas naturaliste, mais, sauf erreur, les moineaux ne sont pas des champignons. », a-t-il ironisé, rappelant que « les pesticides affectent gravement un large spectre d’espèces non ciblées. Inutile de vous dire que l’humain est une espèce non ciblée au même titre que toutes les autres. »
La Belgique de manière générale ne se distingue pas par sa prudence. Selon Virginie Pissoort, responsable plaidoyer pesticides chez Nature et Progrès, « plus de 26 % des autorisations de produits sont octroyées à des produits classés CMR (cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques), sans compter les perturbateurs endocriniens ». Parmi ces substances figurent des produits que les particuliers sont autorisés à utiliser aujourd’hui.
L’étude menée par Nature et Progrès en 2022, intitulée La Belgique, royaume des pesticides, avait déjà souligné une augmentation de plus de 400 % des dérogations d’urgence entre 2011 et 2018. Depuis, la tendance ne semble pas inversée, notamment en ce qui concerne les PFAS, pour lesquels la Belgique utilise deux fois plus de substances actives par hectare qu’en France.
Les agriculteurs, premiers exposés
Pour beaucoup d’agriculteurs wallons, l’usage de pesticides n’est pas un choix mais une contrainte. « Ce n’est pas par plaisir qu’on sort le pulvérisateur », insiste Benoît Haag, secrétaire général de la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA). « Ces pesticides ont accompagné l’évolution du modèle agricole conventionnel […]Les agriculteurs en sont les premières victimes, mais ils en sont également très conscients, de plus en plus. »
« Personne ici ne joue à pile ou face avec son salaire. Pourquoi les agriculteurs devraient-ils le faire ? » - Daniel Coulonval, président de la FWA.
La rentabilité des cultures, la pression concurrentielle et la baisse du nombre de molécules autorisées dans l’Union européenne rendent toute transition complexe sans appui financier solide. Le cas de la pomme de terre illustre cette impasse : elle mobilise près de 40 % des pesticides pour seulement 5 % des surfaces agricoles. « Sans budget clair pour la transition, rien ne sera possible », prévient Benoît Haag, qui appelle à un renforcement de la PAC, la Politique agricole commune de l’UE qui date de 1992.
La Fédération des jeunes agriculteurs (FJA) défend, de son côté, une transition écologique réaliste. « Nous sommes sans ambiguïté favorables à une baisse de l’utilisation des produits de protection des plantes », affirme Guillaume Van Binst, son secrétaire général. Mais cette transition doit rester « pragmatique et intelligente », explique-t-il. « Nous sommes à la limite de la rupture concernant certaines cultures. »
La voie biologique reste une option, défendue par l’Union nationale des agrobiologistes belges (Unab). « Ce n’est pas une alternative qui vise à remplacer un phyto par un autre phyto. C’est une vision holistique de l’agriculture », plaide Thierry Van Hentenryk, porte-parole de l’Unab. Mais faute de filières stables et d’incitants suffisants, les initiatives restent marginales.
Daniel Coulonval, président de la FWA, résume finalement bien l’enjeu : « Personne ici ne joue à pile ou face avec son salaire. Pourquoi les agriculteurs devraient-ils le faire ? »
Quelles solutions pour sortir de l’impasse ?
Aujourd’hui, l’usage des pesticides en Wallonie reste stable, autour de 1.500 tonnes par an. Malgré une succession de plans de réduction.
Pour le Pr Baret, l’explication se trouve dans des « verrouillages structurels » : politiques publiques incohérentes, poids des filières d’exportation, pression commerciale et culturelle sur les agriculteurs. « Plus de 40 % de l’usage des pesticides est destiné à l’exportation. Le récit selon lequel on en aurait besoin pour nourrir les Wallons ne tient pas », tranche l’agronome.
Le Centre wallon de recherches agronomiques (CRA-W) expérimente déjà des alternatives : pulvérisation localisée permettant de réduire jusqu’à 95 % les doses, cultures en bandes, rotations et choix variétaux adaptés aux conditions locales . « Comme dans le cyclisme, on progresse par petits gains marginaux », résume François Henriet, chef d’unité au CRA-W, pour insister sur la nécessité d’avancer par étapes réalistes.
Au-delà des techniques, les leviers économiques et réglementaires sont déterminants. Plusieurs experts appellent à renforcer la Politique agricole commune (PAC), à orienter la commande publique vers le bio et à appliquer rigoureusement le principe du pollueur-payeur. La marge de manœuvre est faible (lire encadré), mais des exemples existent : à Paris, les aides ciblées pour protéger les zones de captage ont permis une réduction de 80 % des pesticides dans l’eau potable.
La dimension sanitaire impose aussi un changement de gouvernance. Le Pr Grégoire Wieërs défend une approche intégrée : « Les pesticides représentent un problème de santé publique majeur, qui ne peut être réduit à une seule dimension. » Cette vision One Health lie santé humaine, animale et environnementale, et implique un biomonitoring renforcé. Pour le Pr Schiffers, la priorité reste la transparence : « C’est le premier levier de légitimité et d’efficacité pour toute politique environnementale crédible. »
Reste une question politique : agir en situation d’incertitude. Le Pr Philippe Baret (UCLouvain) l’a rappelé : « Soit on agit en situation d’incertitude, soit on ne change rien. Moi, comme scientifique et comme grand-père, je pense que ce n’est pas une trajectoire tenable. » Il s’agit désormais de fixer un cap, d’en assumer collectivement le coût et de préserver, au-delà des récoltes, la santé et l’avenir des générations futures.
Un cadre complexe
L’autorisation des pesticides repose sur une double architecture : européenne pour les substances actives, nationale pour les produits. Concrètement, lorsqu’une molécule est validée à Bruxelles, la Belgique ne peut la bannir que si elle démontre un risque spécifique à son territoire, une procédure rarement engagée.
Dans ce cadre, la marge de manœuvre wallonne est faible. Les données d’utilisation ne sont pas consolidées régionalement : « Il est actuellement impossible d’affirmer si l’usage des pesticides a diminué, augmenté ou stagné depuis 2004 », admet Olivier Hubert, conseiller à la Cour des comptes. Un registre électronique obligatoire est attendu en 2026. Il suscite beaucoup d’attentes, tant pour la transparence que pour le suivi.